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pierre-andré taguieff - Page 4

  • Halte au féminisme punitif !...

    Le nouveau numéro de la revue Eléments (n°161, juillet - août 2016), que les abonnés ont déjà reçu, sera disponible en kiosque le 16 juillet 2016.

    A côté du grand entretien avec Élisabeth Lévy et du dossier consacré à la France des régions,  on trouvera les rubriques, toujours aussi riches, «Cartouches», «Le combat des idées» et «Panorama».

    Bonne lecture !

    Vous pouvez commander ce numéro ou vous abonner sur le site de la revue : http://www.revue-elements.com.

    Eléments 161.jpg

    Au sommaire :

    Éditorial    
    Régions, nations, Europe par Alain de Benoist   
    Forum    

    L’entretien
    Élisabeth Lévy regarde les hommes tomber...   

    Cartouches
    Le regard de Michel Marmin 
    Chronique d’une fin du monde sans importance par Xavier Eman
    Chronique cinéma par Ludovic Maubreuil
    Champs de bataille par Laurent Schang
    Sciences par Bastien O'Danieli

    Le combat des idées

    La guerre des deux judaïsmes
    Par  Fabrice Moracchhini

    La fraude en col blanc. Vers un capitalisme criminogène
    Entretien avec Jean-François Gayraud

    La grand défaite des femmes
    Entretien avec Eugénie Bastié

    Pierre-André Taguieff : au nom des putes
    Par François Bousquet
     
    Le crépuscule des idoles postmodernes
    Par David L’Épée

    Le maître de l'enracinement dynamique
    Entretien avec Michel Maffesoli


    J.G. Ballard : pour un catastrophisme impassible
    Par François Dormeuil
      
    Avec les aristocrates de l'Amérique sauvage
    Par Falk van Gaver
      
    Paradoxal Jean Mabire
    Par Arnaud Guyot-Jeannin

    Les décombres si encombrants de Lucien Rebatet
    Par Michel Schmidt

    La Nouvelle Vague vue de droite
    Par Michel Marmin
      
    Miguel de Cervantès, Grand d'Espagne
    Par José Vincente Pascual

    Dossier : Régions, le rendez-vous manqué

    Oui à l'autonomisme, non à l'indépendantisme
    Par Thibault Isabel

    Le grand ratage de la réforme territoriale
    Par Didier Patte et Pascal Eysseric

    L'Alsace rebelle
    Entretien avec Olivier Maulin

    Langues régionales : sous la dictée du français
    Par Alain de Benoist
     
    Dernier adieu à la Lorraine
    Par Laurent Schang et Jean-François Thull

    Musique : l'Occitanie à l'avant-garde
    Par Louis Gauzente
      
    Xavier Grall, le dernier barde
    Par Olivier François 

    La singularité du mouvement flamand
    Par Luc Pauwels         


    Panorama

    Le regard d’Éric Grolier

    Philosophie : cela a-t-il un sens de vouloir échapper au temps ?
    Par Jean-François Gautier

    Budapest en treize entrées
    Par Marc Hocine

    C’était dans Éléments : Pour en finir avec l'Europe de Bruxelles (1990)
    Par Charles Champetier

    Éphéméride : août

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  • La grande leçon politique de Julien Freund...

    Nous reproduisons ci-dessous un article de Bernard Quesnay , cueilli sur le blog Éléments et consacré à la pensée politique de Julien Freund, qui avait été publié initialement en 2003 dans la revue Éléments.

     

    Julien Freund.jpg

    La grande leçon politique de Julien Freund

    Philosophe, sociologue et politologue, Julien Freund nous a quittés il y a presque vingt-trois ans, le 10 septembre 1993, laissant une œuvre riche et variée portant tout à la fois sur le droit, la politique, l’économie, la religion, l’épistémologie des sciences sociales, la polémologie, la pédagogie ou l’esthétique. Mais il s’est surtout attaché à élucider ce que Paul Ricœur appelait les paradoxes de la politique. Marqué avant la guerre par une conception idéaliste de la politique, Freund a perdu ses illusions durant ses années de Résistance et pendant son engagement politique et syndical qui a suivi la Libération. Ce sont les déceptions causées par les réalités de la pratique politique qui l’ont amené à étudier ce qu’est réellement la politique, c’est-à-dire à découvrir ce qui se cache derrière le voile hypocrite de certaines conceptions moralisantes. C’est de cette volonté de rechercher et décrire la véritable nature du politique, au-delà des contingences historiques et idéologiques, qu’est né L’essence du politique, son opus magnum publié en 1965.

    À l’encontre des idées reçues de son époque, Julien Freund a osé affirmer et démontrer dans L’essence du politique1 qu’il existe une pesanteur insurmontable du politique et qu’il est illusoire d’espérer sa disparition. Il a résumé cette idée dans la formule : « il y a des révolutions politiques, il n’y a pas de révolution du politique »2. Cette affirmation, apparemment toute simple, a des conséquences philosophiques innombrables.

    La pensée politique de Freund repose sur l’idée qu’il existe une essence du politique. Cela signifie, d’une part, que l’homme est un être politique, d’autre part, que la société est une donnée naturelle et non une construction artificielle de l’homme3. De ce point de vue, l’auteur de L’essence du politique se place dans la lignée d’Aristote et en opposition aux différentes théories du contrat social héritières de Hobbes. Il en découle une certaine conception des rapports entre la société et les individus qui la composent.

    La société est comprise comme une condition existentielle de l’homme : comme tout milieu, elle lui impose une limitation et une finitude. C’est-à-dire qu’il incombe à l’homme, au moyen de l’activité politique, de l’organiser et de la réorganiser sans cesse en fonction des évolutions de l’humanité et du développement des diverses activités humaines. Pour Freund, la société est donc « donnée », en même temps que l’homme, qui, de son côté, est doué d’une « sociabilité naturelle ». L’idée d’un « état naturel », qui supposerait une humanité asociale, n’a donc pour lui aucune signification. Elle ne peut avoir de sens qu’en tant qu’hypothèse, comme une « utopie rationnelle » qui permettrait de mieux comprendre la société et de montrer ce qu’il y a en elle de conventionnel.

    Une vision fondamentalement conflictuelle de la société
    À cause de l’utilisation du terme d’« essence », on a souvent parlé, au sujet de la philosophie de Julien Freund, « d’essentialisme », entendant par là qu’il enfermerait la politique dans un immobilisme qui serait étranger à sa nature. Il faut ne pas avoir lu Freund pour penser cela. Toute son ambition théorique était de réhabiliter la distinction des genres, qui repose sur l’idée d’une autonomie des différentes activités humaines, chacune de ces activités ayant sa propre finalité et ses propres moyens. La finalité de la science ou celle de l’art n’est pas la même que celle de la politique ou de la religion. Sa théorie était notamment une manière de réagir contre les idéologies ou les doctrines systématiques qui tentaient d’expliquer toutes les activités humaines par une activité première, qu’il s’agisse de l’économie (comme dans le marxisme), de la politique ou de la religion. C’est pourquoi, lorsque Freund affirme que le politique est une essence, cela signifie qu’il n’est qu’une essence, c’est-à-dire une activité humaine parmi d’autres comme la religion, la morale ou l’économie. Le sociologue qu’il était n’envisageait aucunement l’existence humaine uniquement sous l’angle politique, en faisant abstraction de ces autres activités. S’éloignant des travers du machiavélisme doctrinal, il ne concevait pas non plus la politique comme une fin en soi, mais comme une activité au service des autres aspirations de l’homme (esthétiques, religieuses, métaphysiques, etc.), renouant ainsi avec la philosophie aristotélicienne.

    Sa théorie politique est fondée sur une vision fondamentalement conflictuelle de la société, selon laquelle celle-ci est traversée par des tensions et des antagonismes entre les différentes activités humaines qu’aucune rationalisation, aucune utopie ne pourra vaincre définitivement. Comme Vilfredo Pareto4, il pense que l’ordre social est fondé sur un équilibre plus ou moins sensible entre ces forces antagonistes. Certaines forces tendent à stabiliser l’ordre social, d’autres à le déstabiliser et le désorganiser pour instaurer un ordre meilleur. L’équilibre sur lequel repose cet ordre ne peut jamais trouver de solution définitive, mais seulement un compromis ; et c’est précisément au politique qu’il appartient de le maintenir, notamment au moyen de la contrainte. C’est pourquoi l’ordre politique est déterminé pour une large part par le jeu dialectique du commandement et de l’obéissance.

    Un obstacle insurmontable à un État universel
    Il faut préciser que, comme toute activité, la politique possède des présupposés, c’est-à-dire des conditions constitutives qui font que cette activité est ce qu’elle est, et pas autre chose. Pour Freund, ces présupposés sont au nombre de trois : la relation du commandement et de l’obéissance, la distinction du privé et du public, et la distinction ami-ennemi5. Tous les trois témoignent de la dynamique conflictuelle qui est à l’œuvre dans la société.

    La relation du commandement et de l’obéissance constitue le présupposé de base du politique, c’est elle qui caractérise véritablement le politique, car elle introduit la relation hiérarchique entre gouvernants et gouvernés. Héritier de Weber, Freund voit dans le commandement un phénomène de puissance. C’est cette puissance qui façonne la volonté du groupe et assure l’existence du domaine public. On comprend alors pourquoi la théorie politique de Freund redonne à la souveraineté toute sa dimension politique en la présentant comme un phénomène de puissance et de force, et non comme un concept essentiellement juridique. Pour autant, Freund ne fait pas de la puissance le but du politique. Chez lui, comme chez Hobbes, puissance et protection vont de pair : la puissance est au service de la protection de la collectivité, car il ne faut pas oublier que la finalité de la politique, c’est la sécurité face à l’extérieur et la concorde à l’intérieur.

    La distinction du privé et du public est le présupposé qui permet de délimiter ce qui est du domaine de compétence du politique, c’est-à-dire ce qui concerne l’ordre public, et ce qui appartient à la sphère privée et qui concerne l’individu et les rapports interindividuels. Dans la réalité historique, les choses ne sont pas si nettes. De plus, cette frontière n’est jamais définitive, puisqu’elle dépend de la volonté politique, qui détermine en dernier ressort la part de chaque sphère. Mais ce qui est certain, c’est que la dialectique entre le privé et le public existe dans toute société politique. L’histoire de l’« Occident » se caractérise par un effort politique pour étendre la sphère privée et garantir un certain nombre de libertés fondamentales, tandis qu’à l’inverse, le totalitarisme a été un effort gigantesque pour effacer la distinction entre l’individuel et le public. Or le privé est aussi indispensable que le public, dans la mesure où il est le lieu des innovations, des transformations et des contestations. On retrouve ici la dynamique conflictuelle qui traverse l’œuvre de Julien Freund. C’est la dialectique entre l’ordre public et le bouillonnement de la sphère privée qui permet qu’une société soit vivante et qu’elle évolue sans cesse.

    Julien Freund a intégré le critère schmittien de la distinction ami-ennemi dans sa théorie politique, en en faisant, non pas le critère du politique, mais seulement un de ses trois présupposés. Cette distinction ne revêt pas tout à fait la même importance existentielle ou métaphysique qu’elle a pu avoir chez l’auteur de La notion de politique, mais l’ennemi reste pour Freund le facteur essentiel de la politique : n’en déplaise aux idéalistes, pour lui « il ne saurait y avoir de politique sans un ennemi réel ou virtuel »6. La distinction ami-ennemi présente l’avantage de n’être pas seulement symbolique, mais d’être surtout concrète et existentielle, c’est-à-dire éminemment politique. Elle signifie que « la guerre est toujours latente, non pas parce qu’elle serait une fin en elle-même ou le but de la politique, mais le recours ultime dans une situation sans issue »7.

    Pour Freund, la nature conflictuelle de la nature humaine constitue un obstacle insurmontable à la constitution d’un État universel. C’est pourquoi on retrouve chez lui une approche réaliste et sociologique des relations internationales qui doit beaucoup à ses maîtres, Carl Schmitt et Raymond Aron. S’il admet que les relations entre les États reposent aussi sur des échanges amicaux, Freund observe qu’elles sont à base de crainte et de volonté de puissance, bien plus qu’elles ne reposent sur des fondements juridiques. C’est pourquoi il estime qu’en cette matière, le droit reste subordonné aux intérêts de la politique. Il se méfiait de l’attitude moraliste qui consiste à croire que l’on pourra mettre fin aux guerres par la voie juridique, tout en supprimant toute contrainte et toute violence. À cet égard, il reprochait à certains juristes de nier, au nom d’un positivisme trop étroit, l’existence de la souveraineté ou de la considérer comme un concept métaphysique ou philosophique.

    En définitive, si l’on relit Freund aujourd’hui, on remarque que, pour l’essentiel, son analyse « classique » des relations internationales n’a pas tellement vieilli, malgré la forte mutation qui a suivi la disparition de l’URSS en 1991. Comme l’observe Pierre de Sénarclens, « malgré le développement des institutions intergouvernementales, des réseaux de solidarité transnationaux, des processus d’intégration régionale et des régimes de coopération sectorielle, la politique internationale garde ses caractéristiques propres. Elle continue de s’inscrire dans un milieu relativement anarchique, marqué par des États d’importance très disparate, dont les sociétés demeurent culturellement et politiquement hétérogènes »8. Elle se caractérise donc toujours par des rapports d’hégémonie des grandes puissances et par « la récurrence de crises et conflits violents que les instances des Nations-Unies ou les organisations internationales ne sont pas en mesure de limiter ou d’arbitrer »9. La « paix par la loi » annoncée par l’abbé de Saint-Pierre, Kant ou Habermas demeure une utopie.

    On ne peut parler de la politique de Freund sans aborder la question du droit, tant ces deux notions sont consubstantielles. Freund défend une conception « sociologique » du droit. En effet, contrairement aux positivistes, qui ne le considèrent que pour lui-même, dans sa pure positivité, Freund pense que le droit ne peut se comprendre que dans sa relation avec les autres activités humaines et notamment avec la politique et la morale. Cette approche sociologique l’a amené à mettre en cause sévèrement le normativisme kelsenien, qui considère que « le droit est un ordre de contrainte », c’est-à-dire qu’en tant que droit, il porte en lui la contrainte. Il est vrai qu’une telle thèse est incompatible avec la notion d’essence du politique. Si, comme le pense Kelsen10, le droit est un ensemble de normes comportant la contrainte en elle-même, la politique est subordonnée au juridique et c’est l’État qui est dérivé du droit et non le contraire. Pour l’auteur de L’essence du politique, le droit est certes normatif et prescriptif, mais « il ne possède pas en lui-même la force d’imposer ou de faire respecter ce qu’il prescrit »11. Le droit présuppose une autorité (politique ou hiérocratique) qui dispose de la contrainte et exécute les sentences. Il est inconcevable sans une contrainte extérieure, sans une autre volonté que celle du juriste.

    La volonté politique précède le droit
    Pour Freund, le droit n’est donc pas une essence, une activité originaire et autonome de l’homme. Il est principalement une dialectique (dans le sens d’une médiation) entre la politique et la morale, c’est-à-dire qu’il présuppose ces deux essences : la morale et la politique doivent avoir été préalablement données pour que la relation juridique puisse naître. Pour le dire autrement, la politique et la morale sont les conditions de possibilité de la relation juridique. D’une manière générale, le droit suppose une volonté politique préexistante, c’est-à-dire une unité politique déjà formée (de ce point de vue, il est incohérent, par exemple, de parler de Constitution européenne alors que l’unité politique européenne n’est pas clairement définie). Mais le droit n’est pas qu’un pur effet de la volonté politique. Il comporte aussi un aspect moral, car il suppose que la société reconnaisse au préalable « un certain ethos ou des valeurs, des fins ou des aspirations qui déterminent sa particularité »12. Ces valeurs et ces fins, c’est le droit qui les inscrit dans l’ordre qu’il régularise.

    Ni le politique, ni la morale ne peuvent donc faire l’économie du droit, qui se situe par sa nature dans l’intervalle qui permet à la politique d’agir sur les mœurs et aux mœurs d’agir sur le politique. En retour, le droit agit aussi sur la morale et sur la volonté politique ; il leur apporte la discipline, la légitimité des institutions et il confère la durée et l’unité politique par son organisation. Sans le droit, il ne pourrait y avoir d’organisation politique durable et la politique ne serait qu’une suite de décisions arbitraires.

    La morale et la politique ne visent pas le même but
    La philosophie de Julien Freund permet de trancher le débat sans cesse renaissant entre la morale et la politique. Il ne s’agit pas pour lui de soustraire la politique au jugement moral ni d’isoler ces deux activités l’une de l’autre, mais seulement de reconnaître qu’elles ne sont pas identiques. La morale et la politique ne visent pas du tout le même but : « La première répond à une exigence intérieure et concerne la rectitude des actes personnels selon les normes du devoir, chacun assumant pleinement la responsabilité de sa propre conduite. La politique, au contraire, répond à une nécessité de la vie sociale et celui qui s’engage dans cette voie entend participer à la prise en charge du destin d’une collectivité »13. Aristote annonçait déjà cela en distinguant la vertu morale de l’homme de bien, qui vise la perfection individuelle, de la vertu civique du citoyen, qui est relative à l’aptitude de commander et d’obéir et vise le salut de la communauté14. Même s’il est souhaitable que l’homme politique soit un homme de bien, il peut aussi ne pas l’être, car il a en charge la communauté politique indépendamment de sa qualité morale.

    Selon Freund, l’identification de la morale et de la politique est même l’une des sources du despotisme et des dictatures15. Elle est un signe de « l’impérialisme du politique », au sens où le politique peut envahir tous les secteurs de la vie humaine, ce qui caractérise les totalitarismes. Comme l’observe Myriam Revault d’Allonnes, le « tout est politique », c’est-à-dire l’abolition de la distinction entre ce qui est politique et ce qui ne l’est pas, entre le privé et le public, entre le politique et le social, signifie aussi bien que rien n’est politique16. La pluralité humaine, condition du vivre-ensemble, s’y est évanouie.

    Sur ce sujet, Julien Freund a su tirer ce qu’il y a de meilleur de Machiavel. Il se définit d’ailleurs comme un penseur machiavélien, apportant toutefois une distinction entre les termes de machiavélien et machiavélique. Le premier terme correspondrait à l’analyse théorique, le second à la pratique de la politique : « Être machiavélien, c’est adopter un style théorique de pensée, sans concessions aux comédies moralisatrices d’un quelconque pouvoir. Ce n’est pas être immoral, mais précisément essayer de déterminer avec la plus grande perspicacité possible la nature des relations entre la morale et la politique […] ; être machiavélique, au contraire, c’est adopter une conduite pratique dans le jeu politique concret, qui consiste en “scélératesses généreuses”, en tromperies plus ou moins diaboliques et en manœuvres perverses »17. Depuis quatre siècles, le penseur florentin a fait l’objet d’interprétations diverses et contradictoires, reflétant finalement l’ambiguïté de sa pensée, qui tient en fait à l’ambiguïté propre à la chose politique elle-même. Est-il, comme le suggère Leo Strauss, un ennemi du genre humain qui a partie liée avec Satan, ou bien est-il, comme le pense Rousseau, un bon et honnête citoyen qui feint de donner des leçons aux rois pour en donner aux peuples ?

    Sans vouloir édulcorer la doctrine de Machiavel, mais en écartant les interprétations les plus machiavéliques, on peut comprendre sa pensée politique dans le sens d’un appel à la vigilance et à la lucidité : une lucidité qui sait qu’elle ne pourra pas faire disparaître la mort, la violence, la méchanceté de l’homme, la division sociale et la corruption des choses ; une vigilance qui appelle à construire des remparts solides, un régime et des lois qui évitent les débordements. C’est là que se situe la morale politique de Machiavel : maintenir l’État, soutenir la force de la loi, prévenir le désordre et la violence, préserver la paix sans laquelle la vie commune est impossible.

    Pour autant, l’auteur du Prince ne nie pas les valeurs morales, il refuse seulement d’y voir le seul critère par lequel juger un homme d’État. La morale du prince est d’accomplir au mieux sa charge politique. Il serait infidèle à une telle morale si, pour préserver sa propre intégrité morale, il laissait sa cité sombrer dans le désordre et son peuple dans la détresse. Julien Freund résume cette position en disant que, pour Machiavel, « il n’y a pas de politique morale, mais il y a une morale de la politique »18. C’est à cette interprétation que correspond la pensée de Freund. Il pense en effet, lui aussi, que « la politique n’a pas pour objet d’accomplir une fin morale, mais la fin du politique, à savoir la paix intérieure et la sécurité intérieure, quitte s’il le faut, à faire des entorses à la morale personnelle »19.

    L’idéologie comme substitut de la théologie
    La grande leçon de Machiavel, c’est aussi cette recherche de la verità effettuale, cette « vérité effective de la chose », qui se refuse à faire de la politique à partir de républiques imaginaires, conçues en rêve et que personne n’a jamais connues. Cette méfiance à l’égard des utopies, cet attachement à la « vérité effective » reflète aussi une volonté de marquer la distance entre l’être et le devoir être, entre l’idéal et ce qui est réalisable, car la recherche à tout prix de l’idéal conduit politiquement à l’échec et souvent à la violence. Freund se réfère aussi souvent au « paradoxe des conséquences » de Max Weber, qui explique qu’en politique il ne suffit pas d’avoir des intentions de départ moralement bonnes, mais qu’il faut éviter de faire des choix aux conséquences fâcheuses. Car « c’est dans l’action que l’homme politique prouve qu’il est moralement à la hauteur de la tâche qu’on lui a confiée »20.

    La distinction opérée par Freund entre la politique et la morale explique sa méfiance à l’égard des idéologies et des utopies. Sa démarche machiavélienne le conduit à considérer l’idéologie de manière paradoxale. D’un côté, il reconnaît son importance dans la politique, non seulement dans la consolidation du pouvoir, mais aussi en tant que promesse et espoir, c’est-à-dire en tant que moteur de la politique. À défaut d’une foi théologique, seule l’idéologie peut permettre d’affirmer une opinion au milieu d’opinions multiples et donc d’établir un ordre politique. L’idéologie jouerait donc un rôle de substitut de la théologie. C’est pourquoi Freund la décrit comme une « rationalisation intellectuelle de la volonté politique »21.

    D’un autre côté, son analyse « réaliste » et « scientifique », l’importance qu’il attache au sens de la responsabilité en politique, encouragent sa méfiance. La politique idéologique lui apparaît alors comme une politique « intellectualisée », qui accorde la priorité à des idées abstraites prétendument généreuses et humanistes, mais qui s’éloigne des réalités concrètes de la politique. Une telle politique est dangereuse en ce qu’elle permet de justifier philosophiquement certaines violences au nom de fins eschatologiques, de promesses de paix ou de justice… C’est ce que Camus appelait la « violence confortable ». L’idéologie prétend atteindre des fins dernières sans se préoccuper des moyens qui sont disponibles. Mieux, elle utilise l’exaltation de ces fins ultimes pour masquer le cynisme qui préside à l’utilisation des moyens. C’est en ce sens que Freund parle d’« eschatologie sécularisée », signifiant par là que l’idéologie fait croire que les fins eschatologiques que la théologie projette dans l’au-delà seraient réalisables ici-bas22.

    Quant aux utopies, c’est leur esprit même qui s’oppose à la notion d’essence du politique. Les premières utopies n’étaient pas des négations de la politique, puisque tout en portant l’espoir d’une société nouvelle, elles reconnaissaient la nécessité d’une organisation de la société. Mais les utopies modernes, notamment sous l’influence du marxisme, ont pris une dimension anti-politique, en se détournant de l’expérience humaine au nom de spéculations imaginaires et fictives sur l’avenir et en pensant pouvoir transformer radicalement l’homme par les institutions. Une telle croyance implique la négation de la nature humaine, et donc son sacrifice. Pure idée abstraite détachée de la réalité, l’utopie est alors exposée aux divagations de la démesure, au despotisme et à la tyrannie. Elle imagine que l’on pourra instaurer une société parfaite et supprimer tout conflit en éliminant ce qu’elle considère comme le négatif ou le mal. Anti-politique, elle se fonde donc sur une négation de l’essence et des présupposés du politique, sur une ignorance ou un refus de la « pesanteur de la nature humaine ».

    Un libéral conservateur insatisfait
    À cette conception progressiste et rationaliste, et, il faut bien le dire, quelque peu naïve de la société, Julien Freund oppose sa théorie des essences, qui repose sur la reconnaissance de la nature fondamentalement conflictuelle des sociétés historiques. Il encouragera d’ailleurs la polémologie, l’étude des conflits, pensant que la sociologie ne doit pas envisager la vie uniquement sous l’angle du désir, c’est-à-dire en fonction d’une société imaginaire, mais qu’il faut aussi tenir compte d’autres notions comme la violence ou l’agressivité23. À la suite de Simmel24, il considère le conflit comme un phénomène social « normal », au sens où il est un phénomène consubstantiel à toute société. Bien entendu, cette prise en compte du conflit détermine une façon de comprendre la société. Elle suppose d’admettre l’idée (sur laquelle repose, rappelons-le, la théorie politique de Freund) selon laquelle l’homme vit naturellement en société. Car le conflit ne devient sociologiquement intelligible que si on conçoit la société comme une donnée de l’existence humaine et comme un ensemble de relations en transformation permanente, le conflit étant un des facteurs de ces modifications.

    Pour conclure, on peut se demander à quel courant politique rattacher Freund. Si on peut le situer, sur le plan méthodologique, dans la lignée des auteurs « machiavéliens »25, on peut s’accorder avec Pierre-André Taguieff pour le classer politiquement (avec toutes les précautions que mérite ce genre de classement) comme « un libéral conservateur insatisfait »26, tant il est vrai que « Freund cumulait en sa personne deux figures paradoxales : celle d’un libéral doté du sens de l’ennemi et celle d’un conservateur refusant le conservatisme borné des “conservateurs” patentés »27.

    Bernard Quesnay  (Éléments n°111, décembre 2003)

     

    Notes :

    1. Julien Freund. L’essence du politique, Sirey, 1965, rééd. : Dalloz ; 2003, postface de Pierre-André Taguieff. Bien qu’elle insiste à notre avis un peu trop sur la relation entre Schmitt et Freund et sur la notion d’ennemi – au détriment d’autres notions essentielles et d’autres penseurs importants pour Freund –, l’importante postface de Taguieff donne une présentation approfondie et honnête de la pensée de l’auteur, tout en redonnant à ce dernier l’importance qu’il mérite en le situant parmi les grands « éducateurs » et les « éclaireurs » du XXe siècle, comme Alain, Ricoeur, Sorel, Valéry, Camus, Cioran, Péguy, Ellul ou Aron…

    2. Julien Freund, op. cit., p. IX.

    3. Ibid., p. 24.

    4. Auteur, notamment, d’un Traité de sociologie générale (Droz, Genève, 1968), Pareto tient une place fondamentale dans la pensée de Freund, qui lui a d’ailleurs consacré un livre (Pareto. La théorie de l’équilibre, Seghers, coll. Philosophie, 1974). Outre sa conception de l’équilibre social, Freund a hérité du sociologue italien l’idée générale selon laquelle, par-delà la forme (la politique), le fond (le politique) demeure constant ; ainsi qu’une certaine méfiance envers les mythes et les utopies, qu’éclaire la distinction paretienne entre les résidus et les dérivations. Sur Pareto, cf. aussi G. Busino, Introduction à une histoire de la sociologie de Pareto ; Cahiers V. Pareto, Droz, 1967 ; G.-H. Bousquet, Pareto, le savant et l’homme, Genève, Payot, 1960 ; Raymond Aron, Les étapes de la pensée sociologique, Gallimard, 1967).

    5. Julien Freund, op. cit., p. 94.

    6. Ibid., p. 478.

    7. Ibid., p. 446.

    8. P. de Senarclens, Mondialisation, souveraineté et théorie des relations internationales, Armand Colin, 1998, p. 202.

    9. Ibid., p. 202.

    10. Hans Kelsen, Théorie pure du droit, LGDJ, 1999, p. 64. Kelsen (1881-1973), auteur notamment d’une Théorie pure du droit (op. cit.) et de la Théorie générale des normes (PUF, 1996), est à l’origine de l’un des principaux courants du positivisme juridique : le normativisme, selon lequel le droit est un ensemble de normes découlant chacune d’une norme supérieure, jusqu’à remonter à une mystérieuse « norme fondamentale ». Selon cette théorie pure du droit, il est impossible de définir une norme juridique par son contenu, mais seulement par son appartenance à un système de normes. Freund, à la suite de Schmitt, s’est souvent opposé à cette théorie qui débouche sur une identification totale du droit et de l’État.

    11. Julien Freund, Le droit aujourd’hui, PUF, 1972, p. 9.

    12. Julien Freund, op. cit., p. 88.

    13. Julien Freund, Qu’est-ce que la politique ?, préface, Seuil, 1968, rééd. 1978 et 1983, p. 6.

    14. Aristote, La politique, livre III, chap. 4, 1276-b.

    15. Julien Freund, Qu’est-ce que la politique ?, op. cit., préface, p. 6.

    16. Myriam Revault d’Allonnes, Le dépérissement de la politique. Généalogie d’un lieu commun, Aubier-Flammarion, 1999, p. 239.

    17. L’essence du politique, op. cit., p. 818.

    18. Julien Freund, Politique et impolitique, Sirey, 1987, p. 243.

    19. Ibid., p. 243.

    20. Ibid., p. 244.

    21. Julien Freund, « L’idéologie chez Max Weber » in Revue européenne des sciences sociales, 1973, 30, p. 16.

    22. Julien Freund, Politique et impolitique, op. cit., p. 17. Dans le même sens, Aron parlait quant à lui de « religions séculières » et Schmitt de « concepts théologiques sécularisés ». Sur ce sujet, cf. Jean-Claude Monod, La querelle de la sécularisation de Hegel à Blumenberg, Vrin, 2002, et Karl Löwith, Histoire et Salut, Gallimard, 2002 (commentés dans Éléments n° 108).

    23. Rappelons qu’il a fondé à Strasbourg la Faculté des sciences sociales et a créé avec Gaston Bouthoul l’Institut de polémologie et le Laboratoire de sociologie régionale.

    24. Georg Simmel (1858-1918) est un des fondateurs de la sociologie moderne. Il est surtout celui qui a mis en évidence l’apport des conflits dans la vie sociale. Freund a notamment retenu de sa sociologie que, pour structurer une société, il ne faut pas nécessairement éliminer tous les conflits, car ils contribuent aussi à l’équilibre social. Son œuvre connaît un regain d’intérêt depuis une dizaine d’années : cf. notamment Le conflit (Circé Poche, 1995, préface de Julien Freund), Sociologies, Études sur les formes de socialisation (PUF, 1999), La tragédie de la culture et autres essais (Rivages Poche, 1993) ; sur Simmel, cf. aussi François Léger, La pensée de Georg Simmel. Contribution à l’histoire des idées au début du XXe siècle (Kimé, 1989, préface de Julien Freund).

    25. Le terme de « machiavélien » est utilisé, depuis le célèbre ouvrage de James Burnham, Les machiavéliens. Défenseurs de la liberté (Calmann-Lévy, 1949), pour désigner des auteurs aussi divers que Machiavel, Pareto, Weber, Schmitt, Mosca, Michels ou même Aron, qui se livrent à une analyse « réaliste » ou « scientifique » de la politique et se méfient des idéalismes de toute sorte.

    26. Cette notion de libéralisme conservateur, qui reste floue, mais dont l’idée centrale est d’ériger un État politique fort, autonome, qui préserve les libertés des individus dans une société civile libérale, permet d’inscrire Freund dans la lignée de Weber, Schmitt, Pareto et Hayek (cf. notamment Renato Cristi, Le libéralisme conservateur, Trois essais sur Schmitt, Hayek et Hegel, Kimé, 1993).

    27. Pierre-André Taguieff, postface à la réédition de L’essence du Politique, op. cit. .

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  • C'est l'ennemi qui nous désigne...

    Nous reproduisons ci-dessous un point de vue de Matthieu Bock-Côté, cueilli sur Figaro Vox et consacré à la question du conflit et de l'ennemi...

    Québécois, l'auteur est sociologue et chroniqueur à Radio-Canada et est déjà l'auteur de plusieurs essais. Il doit prochainement publier Le multiculturalisme comme religion politique aux éditions du Cerf.

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    Attentats à Paris et à Bruxelles : «C'est l'ennemi qui nous désigne»

    Pendant un bon moment, la figure de Julien Freund (1921-1993) a été oubliée. Il était même absent du Dictionnaire des intellectuels français paru en 1996 au Seuil, sous la direction de Jacques Julliard et Michel Winock, comme si sa contribution à la vie des idées et à la compréhension du monde était insignifiante. Son œuvre n'était pas rééditée depuis 1986. L'ancien résistant devenu philosophe qui refusait les mondanités parisiennes et la vision de la respectabilité idéologique qui les accompagne œuvrait plutôt en solitaire à une réflexion centrée sur la nature du politique, sur la signification profonde de cette sphère de l'activité humaine.

    Son souvenir a pourtant commencé à rejaillir ces dernières années. Après avoir réédité chez Dalloz en 2004 son maître ouvrage, L'essence du politique, Pierre-André Taguieff lui consacrait un petit ouvrage remarquablement informé, Julien Freund: au cœur du politique, à La Table Ronde en 2008. En 2010, certains des meilleurs universitaires français, parmi lesquels Gil Delannoi, Chantal Delsol et Philippe Raynaud, se rassemblaient dans un colloque consacré à son œuvre, dont les actes seront publiés en 2010 chez Berg international. Son œuvre scientifique y était explorée très largement.

    Mais ce sont les événements récents qui nous obligent à redécouvrir une philosophie politique particulièrement utile pour comprendre notre époque. L'intérêt académique que Freund pouvait susciter se transforme en intérêt existentiel, dans une époque marquée par le terrorisme islamiste et le sentiment de plus en plus intime qu'ont les pays occidentaux d'être entraînés dans la spirale régressive de la décadence et de l'impuissance historique. Freund, qui était clairement de sensibilité conservatrice, est un penseur du conflit et de son caractère insurmontable dans les affaires humaines.

    Dans son plus récent ouvrage, Malaise dans la démocratie (Stock, 2016), et dès les premières pages, Jean-Pierre Le Goff nous rappelle ainsi, en se référant directement à Freund, que quoi qu'en pensent les pacifistes qui s'imaginent qu'on peut neutraliser l'inimitié par l'amour et la fraternité, si l'ennemi décide de nous faire la guerre, nous serons en guerre de facto. Selon la formule forte de Freund, «c'est l'ennemi qui vous désigne». C'est aussi en se référant au concept d'ennemi chez Freund qu'Alain Finkielkraut se référait ouvertement à sa pensée dans le numéro de février de La Nef.

    En d'autres mots, Freund ne croyait pas que l'humanité transcenderait un jour la guerre même si d'une époque à l'autre, elle se métamorphosait. Le conflit, selon lui, était constitutif de la pluralité humaine. Et contre le progressisme qui s'imagine pouvoir dissoudre la pluralité humaine dans une forme d'universalisme juridique ou économique et le conflit politique dans le dialogue et l'ouverture à l'autre, Freund rappelait que la guerre était un fait politique insurmontable et que l'accepter ne voulait pas dire pour autant la désirer. C'était une philosophie politique tragique. Mais une philosophie politique sérieuse peut-elle ne pas l'être?

    La scène commence à être connue et Alain Finkielkraut l'évoquait justement dans son entretien de La Nef. Freund l'a racontée dans un beau texte consacré à son directeur de thèse, Raymond Aron. Au moment de sa soutenance de thèse, Freund voit son ancien directeur, Jean Hyppolite, s'opposer à sa vision tragique du politique, en confessant son espoir de voir un jour l'humanité se réconcilier. Le politique, un jour, ne serait plus une affaire de vie et de mort. La guerre serait un moment de l'histoire humaine mais un jour, elle aurait un terme. L'humanité était appelée, tôt ou tard, à la réconciliation finale. Le sens de l'histoire en voudrait ainsi.

    Freund répondra qu'il n'en croyait rien et que si l'ennemi vous désigne, vous le serez malgré vos plus grandes déclarations d'amitié. Dans une ultime protestation, Hyppolite dira qu'il ne lui reste plus qu'à se réfugier dans son jardin. Freund aura pourtant le dernier mot: si l'ennemi le veut vraiment, il ira chercher Jean Hyppolite dans son jardin. Jean Hyppolite répondra terriblement: «dans ce cas, il ne me reste plus qu'à me suicider». Il préférait s'anéantir par fidélité à ses principes plutôt que vivre dans le monde réel, qui exige justement qu'on compose avec lui, en acceptant qu'il ne se laissera jamais absorber par un fantasme irénique.

    La chose est particulièrement éclairante devant l'islamisme qui vient aujourd'hui tuer les Occidentaux dans leurs jardins. Les élites occidentales, avec une obstination suicidaire, s'entêtent à ne pas nommer l'ennemi. Devant des attentats comme ceux de Bruxelles ou de Paris, elles préfèrent s'imaginer une lutte philosophique entre la démocratie et le terrorisme, entre la société ouverte et le fanatisme, entre la civilisation et la barbarie. On oublie pourtant que le terrorisme n'est qu'une arme et qu'on n'est jamais fanatique qu'à partir d'une religion ou idéologie particulière. Ce n'est pas le terrorisme générique qui frappe les villes européennes en leur cœur.

    On peut voir là l'étrange manie des Occidentaux de traduire toutes les réalités sociales et politiques dans une forme d'universalisme radical qui les rend incapables de penser la pluralité humaine et les conflits qu'elle peut engendrer. En se délivrant de l'universalisme radical qui culmine dans la logique des droits de l'homme, les Occidentaux auraient l'impression de commettre un scandale philosophique. La promesse la plus intime de la modernité n'est-elle pas celle de l'avènement du citoyen du monde? Celui qui confessera douter de cette parousie droit-de-l'hommiste sera accusé de complaisance réactionnaire. Ce sera le cas de Freund.

    Un pays incapable de nommer ses ennemis, et qui retourne contre lui la violence qu'on lui inflige, se condamne à une inévitable décadence. C'est ce portrait que donnent les nations européennes lorsqu'elles s'imaginent toujours que l'islamisme trouve sa source dans l'islamophobie et l'exclusion sociale. On n'imagine pas les nations occidentales s'entêter durablement à refuser de particulariser l'ennemi et à ne pas entendre les raisons que donnent les islamistes lorsqu'ils mitraillent Paris ou se font exploser à Bruxelles. À moins qu'elles n'aient justement le réflexe de Jean Hyppolite et préfèrent se laisser mourir plutôt que renoncer à leurs fantasmes?

    Dans La fin de la renaissance, un essai paru en 1980, Freund commentait avec dépit le mauvais sort de la civilisation européenne: «Il y a, malgré une énergie apparente, comme un affadissement de la volonté des populations de l'Europe. Cet amollissement se manifeste dans les domaines les plus divers, par exemple la facilité avec laquelle les Européens acceptent de se laisser culpabiliser, ou bien l'abandon à une jouissance immédiate et capricieuse, […] ou encore les justifications d'une violence terroriste, quand certains intellectuels ne l'approuvent pas directement. Les Européens seraient-ils même encore capables de mener une guerre»?

    On peut voir dans cette dévitalisation le symptôme d'une perte d'identité, comme le suggérait Freund dans Politique et impolitique. «Quels que soient les groupements et la civilisation, quelles que soient les générations et les circonstances, la perte du sentiment d'identité collective est génératrice et amplificatrice de détresse et d'angoisse. Elle est annonciatrice d'une vie indigente et appauvrie et, à la longue, d'une dévitalisation, éventuellement, de la mort d'un peuple ou d'une civilisation. Mais il arrive heureusement que l'identité collective se réfugie aussi dans un sommeil plus ou moins long avec un réveil brutal si, durant ce temps, elle a été trop asservie».

    Le retour à Freund est salutaire pour quiconque veut se délivrer de l'illusion progressiste de la paix perpétuelle et de l'humanité réconciliée. À travers sa méditation sur la violence et la guerre, sur la décadence et l'impuissance politique, sur la pluralité humaine et le rôle vital des identités historiques, Freund permet de jeter un nouveau regard sur l'époque et plus encore, sur les fondements du politique, ceux qu'on ne peut oublier sans se condamner à ne rien comprendre au monde dans lequel nous vivons. Si l'œuvre de Freund trouve aujourd'hui à renaître, c'est qu'elle nous pousse à renouer avec le réel.

    Matthieu Bock-Côté (Figaro Vox, 1er avril 2016)

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  • Des putes et des hommes ?...

    Les éditions Ring viennent de publier un essai polémique de Pierre-André Taguieff intitulé Des putes et des hommes. Philosophe, politologue et historien des idées, Pierre-André Taguieff est directeur de recherche au CNRS et est l’auteur d'essais importants qui ont contribué à mettre à mal la pensée unique comme  La Force du préjugé - Essai sur le racisme et ses doubles (La découverte, 1988), Résister au bougisme (Mille et une Nuits, 2001), Les Contre-réactionnaires : le progressisme entre illusion et imposture (Denoël, 2007), Julien Freund, au cœur du politique (La Table ronde, 2008) ou , récemment, Du diable en politique - Réflexions sur l'antilepénisme ordinaire (CNRS, 2014). Il a également noué un dialogue critique avec Alain de Benoist et la Nouvelle droite, en particulier avec son essai Sur la Nouvelle Droite - Jalons d'une analyse critique (Éditions Descartes et Cie, 1994).

     

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    " Dans la France d'aujourd'hui, les faux débats font rage. Le terrorisme moral s'y exerce avec une particulière virulence, même dans le domaine de la sexualité. La prostitution est dénoncée comme le Mal absolu avec des accents apocalyptiques. Réduites à des délinquantes ou à des victimes, les prostituées ne sont pas reconnues comme des sujets libres. Les féministes abolitionnistes rêvent d'un monde sans prostitution, comme d'autres utopistes rêvent d'une société sans classes ou d'un monde sans conflits. 

    Cet ouvrage montre que l'antisexisme étatique et associatif s'accompagne désormais d'une propagande visant à donner aux hommes la figure d'une menace. Le mâle humain, s'il est hétérosexuel, est accusé d'être dominateur, violent et exploiteur. 
    Pierre-André Taguieff voit dans la pénalisation des clients l'un des indices de la vague androphobe contemporaine qui, dans les sociétés occidentales, alimente déjà une guerre froide entre les sexes. Il dresse le portrait intellectuel et moral d'un néo-féminisme puritain et punitif, expression du ressentiment et de l'esprit de vengeance. À la police de la pensée s'ajoute la mise en place inquiétante d'une police des mœurs. Et l'acharnement législatif suit toujours. 

    Cet essai, érudit et vigoureux, nous appelle à résister au nouveau conformisme idéologique qui étouffe la liberté de penser et celle de choisir nos formes de vie. Il incite les citoyens à se rebeller contre la tyrannie des minorités politico-intellectuelles et le despotisme doux qu'est le paternalisme d'État.  "

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  • L'utopie progressiste débouche sur l'enfer...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien avec le philosophe Robert Redeker, cueilli sur le Figaro Vox et consacré à la question du progrès. Robert Redeker vient de publier un essai intitulé Le progrès ? Point final. (Ovadia, 2015).

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    Robert Redeker : l'utopie progressiste débouche sur l'enfer

    FIGAROVOX. - L'idée de progrès, expliquez-vous, n'est plus le moteur des sociétés occidentales. Partagez-vous le constat de Jacques Julliard qui explique que le progrès qui devait aider au bonheur des peuples est devenu une menace pour les plus humbles?

    Robert REDEKER. - Le progrès a changé de sens. De promesse de bonheur et d'émancipation collectifs, il est devenu menace de déstabilisation, d'irrémédiable déclassement pour beaucoup. Désormais, on met sur son compte tout le négatif subi par l'humanité tout en supposant que nous ne sommes qu'au début des dégâts (humains, économiques, écologiques) qu'il occasionne. Le progrès a été, après le christianisme, le second Occident, sa seconde universalisation. L'Occident s'est planétarisé au moyen du progrès, qui a été sa foi comme le fut auparavant le christianisme. Il fut l'autre nom de l'Occident.

    Aujourd'hui plus personne ne croit dans le progrès. Plus personne ne croit que du seul fait des années qui passent demain sera forcément meilleur qu'aujourd'hui. Le marxisme était l'idéal-type de cette croyance en la fusion de l'histoire et du progrès. Mais le libéralisme la partageait souvent aussi. Bien entendu, les avancées techniques et scientifiques continuent et continueront. Mais ces conquêtes ne seront plus jamais tenues pour des progrès en soi.

    Cette rupture ne remonte-t-elle pas à la seconde guerre mondiale et de la découverte des possibilités meurtrières de la technique (Auschwitz, Hiroshima)?

    Ce n'est qu'une partie de la vérité. L'échec des régimes politiques explicitement centrés sur l'idéologie du progrès, autrement dit les communismes, en est une autre. L'idée de progrès amalgame trois dimensions qui entrent en fusion: technique, anthropologique, politique. Le progrès technique a montré à travers ses possibilités meurtrières sa face sombre. Mais le progrès politique -ce qui était tenu pour tel- a montré à travers l'histoire des communismes sa face absolument catastrophique. Dans le discrédit général de l'idée de progrès l'échec des communismes, leur propension nécessaire à se muer en totalitarismes, a été l'élément moteur. L'idée de progrès était depuis Kant une idée politique. L'élément politique fédérait et fondait les deux autres, l'anthropologique (les progrès humains) et le technique.

    Les géants d'Internet Google, Facebook, promettent des lendemains heureux, une médecine performante et quasiment l'immortalité, n'est-ce pas ça la nouvelle idée du progrès?

    Il s'agit du programme de l'utopie immortaliste. Dans le chef d'œuvre de saint Augustin, La Cité de Dieu, un paradis qui ne connaît ni la mort ni les infirmités est pensé comme transcendant à l'espace et au temps, postérieur à la fin du monde. Si ces promesses venaient à se réaliser, elles signeraient la fin de l'humanité. Rien n'est plus déshumanisant que la médecine parfaite et que l'immortalité qui la couronne. Pas seulement parce que l'homme est, comme le dit Heidegger, «l'être-pour-la-mort», mais aussi pour deux autres raisons.

    D'une part, parce qu'un tel être n'aurait besoin de personne, serait autosuffisant. D'autre part parce que si la mort n'existe plus, il devient impossible d'avoir des enfants. C'est une promesse diabolique. Loin de dessiner les contours d'un paradis heureux, cette utopie portée par les géants de l'internet trace la carte d'un enfer signant la disparition de l'humanité en l'homme. Cet infernal paradis surgirait non pas après la fin du monde, comme chez saint Augustin, mais après la fin de l'homme. Une fois de plus, comme dans le cas du communisme, l'utopie progressiste garante d'un paradis déboucherait sur l'enfer.

    La fin du progrès risque-t-elle de réveiller les vieilles religions ou d'en créer de nouvelles?

    Le temps historique des religions comme forces de structuration générale de la société est passé. Cette caducité est ce que Nietzsche appelle la mort de Dieu. La foi dans le progrès -qui voyait dans le progrès l'alpha et l'oméga de l'existence humaine- a été quelques décennies durant une religion de substitution accompagnant le déclin politique et social du christianisme. Du christianisme, elle ne gardait que les valeurs et la promesse d'un bonheur collectif qu'elle rapatriait du ciel sur la terre. Bref, elle a été une sorte de christianisme affaibli et affadi, vidé de toute substance, le mime athée du christianisme. Les conditions actuelles -triomphe de l'individualisme libéral, règne des considérations économiques, course à la consommation, mondialisation technomarchande-, qui sont celles d'un temps où l'économie joue le rôle directeur que jouaient en d'autres temps la théologie ou bien la politique, sont plutôt favorables à la naissance et au développement non de religions mais de fétichismes et de fanatismes de toutes sortes. L'avenir n'est pas aux grandes religions dogmatiquement et institutionnellement centralisées mais au morcellement, à l'émiettement, au tribalisme du sentiment religieux, source de fanatismes et de violences.

    Peut-on dire que vous exprimez en philosophie ce que Houellebecq montre dans Soumission: la fin des Lumières?

    Il doit y avoir du vrai dans ce rapprochement puisque ce n'est pas la première fois qu' l'on me compare à Houellebecq, le talent en moins je le concède. Ceci dit dans ma réflexion sur le progrès je m'appuie surtout sur les travaux décisifs de Pierre-André Taguieff auquel je rends hommage. Ce dernier a décrit le déclin du progrès comme «l'effacement de l'avenir». Peu à peu les Lumières nous apparaissent comme des astres morts, dont le rayonnement s'épuise. Rien n'indique qu'il s'agisse d'une bonne nouvelle. Cependant, cet achèvement n'est non plus la revanche des idées et de l'univers vaincus par les Lumières. Elle n'annonce pas le retour des émigrés! Cette fin des Lumières n'est pas la revanche de Joseph de Maistre sur Voltaire!

    Le conservatisme, vu comme «soin du monde» va-t-il remplacer le progressisme?

    Les intellectuels ont le devoir d'éviter de se prendre pour Madame Soleil en décrivant l'avenir. Cette tentation trouvait son origine dans une vision nécessitariste de l'histoire (présente chez Hegel et Marx) que justement l'épuisement des Lumières renvoie à son inconsistance. Pourtant nous pouvons dresser un constat. Ce conservatisme est une double réponse: au capitalisme déchaîné, cet univers de la déstabilisante innovation destructrice décrite par Luc Ferry (L'Innovation destructrice, Plon, 2014), et à l'illusion progressiste. Paradoxalement, il s'agit d'un conservatisme tourné vers l'avenir, appuyé sur une autre manière d'envisager l'avenir: le défunt progressisme voulait construire l'avenir en faisant table rase du passé quand le conservatisme que vous évoquez pense préserver l'avenir en ayant soin du passé. La question de l'enseignement de l'histoire est à la croisée de ces deux tendances: progressiste, l'enseignement de l'histoire promu par la réforme du collège est un enseignement qui déracine, qui détruit le passé, qui en fait table rase, qui le noie sous la moraline sécrétée par la repentance, alors que l'on peut envisager un enseignement de l'histoire qui assurerait le «soin de l'avenir» en étant animé par le «soin du passé».

    Robert Redeker, propos recueillis par Vincent Tremolet de Villers (Figarovox, 12 juin 2015)

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  • Quand le soupçon et la dénonciation remplacent la volonté d’expliquer et de comprendre...

    Nous reproduisons ci-dessous un entretien donné par Pierre André Taguieff au site Philitt dans lequel il revient sur la diabolisation de l'adversaire dans le débat publique contemporain et sur la question du nationalisme. Philosophe et historien des idées, Pierre-André Taguieff a récemment publié La revanche du nationalisme - Néopopulistes et xénophobes à l'assaut de l'Europe (PUF, 2015).

     

    « Le soupçon et la dénonciation remplacent la volonté d’expliquer et de comprendre »

    Pierre-André Taguieff est philosophe et historien des idées. Il est directeur de recherche au CNRS et professeur à l’institut d’études politiques de Paris. En 2014, il a publié Du Diable en politique (CNRS éditions), ouvrage dans lequel il analyse le processus de diabolisation de l’adversaire dans le débat intellectuel français. En 2015, dans La Revanche du nationalisme (PUF), il s’intéresse à la résurgence de cette forme politique tout en dénonçant les analyses creuses de ceux qui s’inquiètent d’un « retour des années 30 ».

    PHILITT : Comment éviter la diabolisation dès lors que, comme le dit Philippe Muray, « le champ de ce qui ne fait plus débat ne cesse de s’étendre » ?

    Pierre-André Taguieff : On pourrait dire tout autant que le moindre écart par rapport à la doxa médiatique engendre mécaniquement des faux débats qui chassent les vrais. Dans mon livre paru en 2014, Du diable en politique, j’en donne de nombreux exemples, récents ou non. Dans la France contemporaine, la diabolisation de l’adversaire ou du simple contradicteur s’est banalisée. Il y a là un front inaperçu de l’intolérance, quelque chose comme une intolérance banale, qu’on pratique sur le mode d’un réflexe idéologiquement conditionné. Les pseudo-débats publics sont des tentatives de mises à mort de l’adversaire. Les gladiateurs médiatiques se doivent de divertir les téléspectateurs.

    PHILITT : Peut-on renoncer à diaboliser ceux qui l’ont été un jour sans risquer d’être, à son tour, diabolisé ? N’est-ce pas ce qui vous est arrivé lorsque vous avez choisi de dialoguer avec la « Nouvelle Droite » ?

    Pierre-André Taguieff : Dans l’espace idéologico-médiatique contemporain, le principe maccarthyste de l’association par contiguïté fonctionne comme mode de transmission d’une souillure. Tout contact est pris pour un indice de complicité. La diabolisation imprime au personnage diabolisé la marque d’une souillure durable. Discuter ou dialoguer avec l’ennemi absolu sans l’injurier, sans manifester ostensiblement et bruyamment à son égard de la haine et du mépris, c’est être souillé ou contaminé irrémédiablement par sa nature satanique. Tel est aussi le risque qu’on prend inévitablement lorsqu’on ose simplement étudier, sans le dénoncer avec virulence à chaque pas, le phénomène politique ou le personnage diabolisé. La magie conjuratoire, à condition de garder la bonne distance, semble être devenue le seul mode de traitement de l’adversaire politique. La diabolisation néo-antifasciste a fait de nombreuses victimes, et continue à en faire. Le pli est pris et je ne vois pas comment l’esprit inquisitorial pourrait être combattu efficacement. Qui s’y attaque est voué à la marginalisation et n’a guère à y gagner qu’une réputation d’infréquentabilité. Quel paradoxe tragique dans une France qui célèbre officiellement la liberté d’expression !

    PHILITT : Au-delà de la stratégie politicienne qu’elle implique souvent, la diabolisation n’est-elle pas aussi l’aveu d’une faillite de la pensée, de l’incapacité à comprendre un certain nombre de phénomènes politiques nouveaux ?

    Pierre-André Taguieff : La diabolisation est avant tout, sur le plan cognitif, une méthode de réduction de l’émergent au résurgent, de l’inconnu ou du mal connu au « bien connu » (supposé). En ce sens, elle est illusion de connaissance. Quant à sa fonction affectivo-imaginaire, elle réside dans la réduction au pire, c’est-à-dire à ce qui tient lieu de mal absolu dans une conjoncture donnée. Face à un phénomène qui les surprend ou les dérange, les gêne ou les choque, ceux qui ne veulent ou ne peuvent pas le comprendre se lancent dans la réduction au pire. À la paresse de la pensée s’ajoute la peur de savoir. Mais l’ignorance n’est toujours pas un argument.

    PHILITT : Le repli sur la morale peut-il être analysé comme le symptôme d’un nouvel ordre idéologique où l’impuissance de l’action cède à la posture pour laisser au politique l’illusion d’une volonté ?

    Pierre-André Taguieff : L’hyper-moralisme contemporain est un avatar de la mystique des droits de l’Homme. Du même mouvement, l’humanisme s’est dégradé en humanitarisme, prêchi-prêcha dans lequel la rhétorique compassionnelle se marie à un paternalisme lacrymal à dominante victimaire et misérabiliste. Une vulgate issue d’un néo-christianisme dominant, que je considère comme un sous-christianisme, s’est installée dans tous les milieux politiques : elle consiste à prétendre qu’on est du côté (et aux côtés) des « plus faibles », des « plus pauvres », des « plus démunis », des « plus souffrants », des « plus exclus », « stigmatisés », etc. Quand les supposés « faibles » ou « exclus » se transforment en délinquants ou en terroristes, on trouve des belles âmes pour les plaindre ou les excuser.  Cette démophilie misérabiliste est une démagogie, écœurante et grotesque. Elle devrait provoquer rire ou dégoût, ou les deux. Or, aucun politique professionnel n’oserait reprendre aujourd’hui à son compte le mot de Jules Renard ; « J’ai le dégoût très sûr. » L’interdit du dégoût fait partie du conformisme idéologique.

    PHILITT : Contre les formules journalistiques qui prédisent sans cesse un retour du « fascisme » ou des « années 30 », vous diagnostiquez un renouveau du nationalisme. Comment expliquer la perdurance de cette catégorie politique ?

    Pierre-André Taguieff : Il s’agit d’un ensemble de faits observables mais mal définis, que l’application du mot « nationalisme » conceptualise plus ou moins bien. Faute de mieux, j’emploie le terme, comme la plupart des historiens et des théoriciens politiques. Mais il renvoie à des phénomènes très différents et, à bien des égards, hétérogènes. Je mets l’accent sur les métamorphoses de ce qu’on appelle « nationalisme », que je considère autant comme un fait anthropologique (ou « anthropolitique ») que comme une idéologie politique moderne accompagnant la formation des États-nations. Le phénomène est d’abord d’ordre anthropologique. L’accélération des changements, perçus comme immaîtrisables, provoque l’ébranlement du monde stable qui, en nous fournissant des cadres et des repères, nous permet de vivre sans devoir nous adapter sans cesse avec anxiété. On en connaît la traduction politique : nombre de citoyens européens sont tentés de voter pour ceux qui, recourant au style populiste de l’appel au peuple, promettent d’éliminer les causes supposées de l’anxiété identitaire (immigration, mondialisation, Union européenne, « islamisation », etc.), attribuées aux élites irresponsables.

    Si le nationalisme paraît renaître régulièrement de ses cendres dans la vieille Europe, c’est d’abord parce que cette dernière est faite de vieilles nations satisfaites, du moins pour la plupart (il reste bien sûr les micro-nationalismes dont les revendications sont aiguisées par la construction européenne, avec son horizon supranational qui favorise les autonomismes régionaux et les indépendantismes). Construire en faisant table rase du passé y est impossible. Mais la vague nationaliste est observable aussi hors d’Europe. Le national-ethnique et l’ethnico-religieux sont en effet les deux principales ressources symboliques des nouveaux mouvements identitaires partout dans le monde. En Europe, le nouveau nationalisme peut se définir comme l’ensemble des réactions populaires contre l’antinationalisme des élites, que présuppose la grande utopie de notre époque, celle de la démocratie cosmopolite, érigeant le mélange des peuples et des cultures en idéal régulateur. C’est ce mélange forcé, idéalisé par les élites (converties au « multiculturalisme » normatif), que la majorité des citoyens des vieilles nations refusent, comme en témoigne la vague anti-immigrationniste. Les promesses du « doux commerce » et les invocations des droits de l’Homme ne sauraient faire disparaître les inquiétudes identitaires. C’est pourquoi le schème populiste de base, « le peuple contre les élites », conserve ici sa valeur descriptive. Mais la tentation est toujours aussi forte d’interpréter cette opposition de manière manichéenne, soit en prenant le parti du « bon » peuple contre les « mauvaises » élites, comme si le peuple avait toujours raison, soit en défendant les élites contre les accusations des démagogues, comme si les élites dirigeantes ne donnaient jamais dans la démagogie.

    Dans les milieux intellectuels à la française, la reconnaissance de la réalité comme de l’importance politique de la question identitaire ou culturelle se heurte toujours à de fortes résistances, qui confinent à l’aveuglement. Certes, on observe des usages politiques xénophobes, voire racistes, des thèmes dits identitaires ou culturels, et j’ai moi-même, dans les années 1980 et 1990, élaboré le modèle du « racisme différentialiste et culturel », ce qui m’a valu à l’époque des critiques acerbes – et aujourd’hui d’innombrables plagiaires. Mais il ne faut pas jeter l’enfant avec l’eau du bain. Dans la préface du Regard éloigné (1983), Claude Lévi-Strauss nous avait mis en garde, nous invitant à ne pas confondre avec du racisme certaines attitudes ethnocentriques constituant des mécanismes de défense « normaux », voire « légitimes », de tout groupe culturel doté d’une identité collective : « On doit reconnaître, écrit Lévi-Strauss, que cette diversité [des “sociétés humaines”] résulte pour une grande part du désir de chaque culture de s’opposer à celles qui l’environnent, de se distinguer d’elles, en un mot d’être soi. » Une forme de bêtise intellectualisée, très répandue dans les milieux universitaires et médiatiques, consiste à réduire le besoin d’identité, d’enracinement ou d’appartenance à ses formes pathologiques, à ses expressions perverses ou monstrueuses (qui existent). Le soupçon et la dénonciation remplacent la volonté d’expliquer et de comprendre. Ce réductionnisme diabolisateur revient à interdire l’étude froide et exigeante des phénomènes identitaires, qui sont loin de n’affecter que les militants des partis nationalistes. Et le terrorisme intellectuel n’est pas loin : des campagnes sont lancées contre ceux qui ne se contentent pas de la vulgate marxisante.  De la même manière, certains réduisent la nation aux formes qu’elle prend dans les nationalismes xénophobes, ou le sentiment d’appartenance communautaire au communautarisme exclusiviste, sociocentrique et auto-ségrégatif. À mon sens, il faut reconnaître le phénomène, quel que soit le nom qu’on lui donne, l’analyser et s’efforcer de l’expliquer, aussi dérangeant soit-il pour la piété de gauche et les convictions lourdes du gauchisme intellectuel, dont certains représentants, en praticiens dogmatiques de la « déconstruction », se sont spécialisés dans la négation des questions et des réalités qui les choquent. C’est la seule voie permettant de comprendre à la fois l’irruption et le dynamisme des mouvements dits « populistes » en Europe, qui sont aujourd’hui, pour la plupart, des mouvements nationalistes dont les revendications et les thèmes de propagande s’articulent autour d’aspirations inséparablement souverainistes et identitaires.

    PHILITT : Dans votre avant-dernier ouvrage, La Revanche du nationalisme, vous posez la question suivante sur le ton de l’ironie : « De quoi les années 30 sont-elles le retour ? » Est-il possible de répondre sérieusement à cette question ?

    Pierre-André Taguieff : Il s’agit d’une boutade visant à montrer l’absurdité même de ce type de question, symptôme parmi d’autres de la bêtise idéologisée qui règne dans les milieux néo-gauchistes. Rien n’est le retour de rien, sauf par miracle. Un miracle, c’est-à-dire un événement mathématiquement possible dans un temps infini, mais physiquement improbable dans ce bas monde défini par sa finitude. Je laisse les hallucinés de l’éternel retour dans l’Histoire à leurs fantasmes pauvres et stéréotypés.

    PHILITT : Vous mettez en avant la possibilité d’un « nationalisme civique » que vous opposez au « nationalisme ethnique ». Quels sont les avantages du premier sur le second ? Est-il nécessaire de dédiaboliser le nationalisme ?

    Pierre-André Taguieff :  Je relativise plutôt l’opposition entre « nationalisme ethnique » et « nationalisme civique », en les situant sur un continuum. Il ne faut pas faire d’une distinction analytique une opposition manichéenne. Il est de tradition de distinguer le nationalisme politique et civique du nationalisme culturel et ethnique, types idéaux qui ne s’incarnent l’un et l’autre que très imparfaitement dans l’histoire. Je trouve cette distinction commode, mais j’ai tendance à la relativiser, en soulignant les zones d’ambiguïté du premier nationalisme idéaltypique comme du second. De la nation civique ou élective à la nation culturelle et ethnique, on passe par des transitions insensibles. Une nation purement civique, authentique communauté de citoyens dénuée de tout héritage culturel et historique propre, est une chimère. Elle revient à prendre naïvement un concept ou un type idéal pour une réalité concrète. La position de Renan consiste précisément à tenir les deux bouts de la définition de la nation. Il en va de même chez le général de Gaulle. Le patriotisme réunit des engagements et des attachements, du volontaire et de l’assumé, des idéaux normatifs et des enracinements idéalisés. La rigidité de la distinction vient de ses usages scolaires ou « démopédiques » (pour parler comme Proudhon), impliquant, dans la tradition républicaine française, de valoriser la « bonne » nation civique, dite « républicaine », et de dévaloriser la « mauvaise » nation historico-culturelle ou ethnique, rejetée un peu vite vers le racisme (ou vers le « germanisme »). Mais les citoyens ne se nourrissent pas seulement d’abstractions et de principes, aussi nobles soient-ils.  Alors qu’il s’agit, sur la question des identités collectives, de faire preuve d’esprit de finesse et de sens des nuances,  les intellectuels français montrent une fois de plus qu’ils ont le goût des grosses catégories classificatoires entrant dans des oppositions manichéennes.

    Ceci dit, dans ce domaine, je ne cache pas mes préférences. Elles vont à un nationalisme civique qui aurait retrouvé la mémoire et le sens de l’avenir par-delà l’enfermement « présentiste » et l’aveuglement par la soumission à « l’actualité ». Elles vont donc à un nationalisme civique qui imaginerait la nation à la fois comme héritage, destin commun et avenir voulu. On ne dédiabolise pas par décret le nationalisme. Mais on peut montrer que sa diabolisation empêche de le connaître dans la multiplicité de ses formes historiques et d’en comprendre le sens. Du nationalisme, on connaît les multiples figures historiques diversement valorisées (des mouvements de libération nationale aux dictatures nationalistes). Rien n’interdit de l’imaginer ou de le réinventer comme le principe d’une forme d’organisation politique acceptable, voire souhaitable, pour faire face, par exemple, aux forces uniformisantes ou aux effets destructeurs de la mondialisation, dès lors qu’il s’inscrit dans le cadre d’une démocratie constitutionnelle et pluraliste.

    PHILITT : Péguy serait-il un des représentants de ce « nationalisme civique » que vous décrivez tandis que Barrès et Maurras seraient les tenants d’un « nationalisme ethnique » ?

    Pierre-André Taguieff :  Péguy a ouvert la voie à une forme de « nationalisme civique » qui ne prône pas la tabula rasa, la rupture avec le passé, l’oubli volontaire des héritages. En quoi il engage à penser un nationalisme à la fois civique et historico-culturel, qui n’est nullement incompatible avec une vision universaliste, à condition de ne pas se laisser éblouir par les fausses lumières de l’universalisme abstrait et d’un cosmopolitisme sans âme. L’utopie de la table rase et la quête fanatique de l’émancipation totale ont donné naissance à un rejeton imprévu : l’hyper-individualisme égalitaire contemporain, qu’on reconnaît aux revendications sans limites de ses adeptes. Le nationalisme de Barrès (celui des années 1890) est plus ethnique, celui de Maurras plus historique. Mais ils sont l’un et l’autre pervertis par l’antisémitisme, qui constitue à lui seul une religion politique. Bernanos s’en est rendu compte et a pris clairement ses distances avec les tenants du nationalisme antijuif.

    Pierre-André Taguieff, propos recueillis par Matthieu Giroux (Philitt, 25 mai 2015)

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